Gaël Faye est né au Burundi. Il est auteur, compositeur, interprète et écrivain. En 2016, il publie « Petit Pays », roman magnifique où évoque la terrible guerre civile burundaise de 1993 suivie du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994.
Au début de l’épidémie, il contracte le Covid 19. Dans cette lettre adressée à un ami d’enfance, il met en doute la capacité des nos sociétés à tirer profit des enseignements du passé.
« Reims, le 27 avril 2020
Mucyo, mon ami,
Le début de cette étrange période s’est joué dans une sorte d’épais brouillard. Le médecin m’avait mis en quarantaine. Le virus avait tissé sa toile dans mes poumons, c’était comme si mon thorax abritait une volière où s’ébattaient des oiseaux en feu.
Pendant ce tour de grand huit, maintes fois j’ai sombré dans des fatigues qui me ramenaient aux crises de paludisme de mon enfance, quand je divaguais, fiévreux, et que ma grand-mère à mon chevet, me forçait à ingurgiter sa bouillie de sorgho.
Durant cette période de maladie, j’ai souvent rêvé de toi
De ces dimanches d’ennui, où pour tuer le temps, nous tournions des heures entières autour de la petite maison verte de ma grand-mère, laissant nos mains courir sur le crépi rêche. On faisait bon manège !
Aujourd’hui, le monde est un carrousel à l’arrêt. Ma grand-mère vient de partir et je ne pardonnerai jamais à ce foutu virus de m’avoir empêché de lui faire un dernier adieu.
Je te jure que j’aurai ma vengeance !
Dès que je m’en sentirai le courage, j’irai fomenter poèmes et chansons pour déposer sur sa tombe, le moment venu, ma gratitude, mon amour et ces larmes séquestrées en moi depuis l’annonce de sa disparition. Cela fait plusieurs semaines que je ne parviens plus à écrire. Je respire à nouveau, mais impossible de fixer des mots sur les choses. Je ne crois pas aux bons côtés du confinement, aux vertus de ces jours désemplis.
Cette situation nous confronte surtout à l’échec de nos sociétés, fait apparaître nos fragilités dans une lumière crue. Bien sûr, comme tout le monde, je pronostique le jour d’après. Mais je crains que les promesses du « Plus Jamais ça » n’aillent pas plus loin que la prochaine page de publicités.
Ce mois d’avril me rappelle que nous venons, toi et moi, d’une histoire qui tire à bout portant. Au printemps 1994, les « plus jamais ça » du XXème siècle ont raisonné dans le vide pendant que nos familles disparaissaient de la surface de la terre.
Nous serons toujours plus enclins à reprendre nos vieilles habitudes, à retrouver nos petits conforts qu’à ouvrir d’autres horizons. Tous nos « hélas » et nos « à quoi bon » préparent patiemment les fins de monde. Mais… Nous pouvons aussi changer le cours de l’histoire si nous arrêtons de douter du bien que l’on peut faire.
Avant de t’embrasser, je joins à ce courrier une photo que j’ai retrouvée. C’était le jour de mon baptême. On y voit ma grand-mère d’un côté, qui m’entoure la taille d’un bras discret, et toi de l’autre, qui t’appuies sur mon épaule. Cette photo me bouleverse.
Elle me rappelle comme je t’aime depuis si loin.
On existe toujours seul dans la vie. Mais tu resteras l’une des rares solitudes à qui je puisse tenir la main.
Après tout ça, j’ai hâte de te retrouver, que nous poursuivions la vie, cette valse du temps, ce manège étourdissant, comme autrefois autour de la petite maison verte de ma grand-mère. »
Gaël Faye
J’ai eu vraiment un grand plaisir à lire cette lettre. Nous ressentons au travers de sa plume tant d’amour et de tristesse mais aussi d’espoir.