Sorj Chalandon est écrivain et journaliste. Il est né à Tunis. Son œuvre est une examen minutieux de catastrophes collectives et intimes. Il a rédigé une très belle lettre dédiée aux femmes battues, qu’Augustin Trapenard a lu avec une émotion sincère.
« J’écris de la maison parce que c’est moins loin de chez moi, le 2 avril 2020
Depuis quelques jours, « Les passantes » tournent lentement dans ma tête. La chanson triste et belle de Henri Pol et Georges Brassens. « À celles qui sont déjà prises / Et qui, vivant des heures grises / Près d’un être trop différent / Vous ont, inutile folie / Laissé voir la mélancolie/ D’un avenir désespérant. »
Aujourd’hui, les passantes ne passent plus. Certaines sont confinées auprès de cet être trop différent, prisonnières de cet avenir désespérant. Et c’est à elles que je m’adresse.
À vous, qui n’aviez que l’air libre pour respirer, la rue, le travail, les copines, tous ces instants sans lui. À vous, qui rentrez le soir la peur au ventre, en l’entendant marcher derrière la porte. À vous, que ses silences terrorisent autant que ses cris. À vous, qui cachez aux autres vos yeux meurtris derrière des sourires tristes. À vous, qui prétendez une fois encore vous être cognées contre un meuble. À vous, qui redoutez que sa main se transforme en poing. À vous, qui protégez vos enfants de sa rage. À vous qui pleurez tout bas. À vous, qui êtes prisonnières du virus, de vos murs, d’un homme cogneur. À vous, qui êtes captives d’un salaud.
Je ne connais pas votre prénom, mais à le prononcer, voilà les prénoms du monde. Tous les visages. Toutes les couleurs de peau. Peu importe votre vie. Beaux quartiers, quartiers vilains, vos larmes ont le même goût de sel. Et où que ce soit. Dans cette pièce misérable ou ce salon somptueux, vous êtes sœurs de douleurs.
Nous rendons hommage, et c’est justice, aux soignants qui combattent à mains nues. Aux inconnus, aux invisibles, à ceux qui font que la machine cahote sans s’arrêter.
Mais vous, qui vous console ? Lorsque vous souffrez, lorsque vous mourrez, je n’entends monter que des voix de femmes. Ils sont où, les hommes ? Pas les mecs, les hommes ? Ceux qui devraient combattre à vos côtés ?
Depuis des jours, le salaud a fixé un bracelet électronique à votre cheville. La promenade se fera autour du pâté de maison. Quelques courses et retour à la case prison. Les enfants, le ménage et le salaud qui ne sait plus quoi faire de lui. Qui occupe le coin télé. Le salaud qui boit la bière de trop.
Nous sommes loin de vous, passantes. Nous, applaudissant aux fenêtres, vous dissimulées derrière vos volets. Mais sachez que nous pensons à vous.
Nous pensons à vous parce qu’en plus des murs clos, un Minotaure vous terrorise. Et que cette idée doit nous être insupportable, à tous. Pas seulement en ces temps prisonniers mais après, bien après, lorsque nous nous embrasserons dans la rue et que vous resterez en cellule.
Sur nos autorisations de circuler, une case indique: « déplacements pour motif familial impérieux, pour l’assistance à personnes vulnérable ». En cas de danger, vous êtes cette personne vulnérable. Et vous mettre à l’abri est un devoir impérieux.
C’est à vous, a dit le poète, que je voulais dédier ces mots… »
Sorj Chalandon