« Il faut vivre, l’azur au dessus comme un glaive, prêt à trancher le fil qui nous retient debout… » Des mots de Claude Lemesle prononcés par Michel Piccoli aux obsèques de Serge Reggiani, Paul du film « Vincent, François, Paul et les autres » de Claude Sautet. François Morel, dans son billet du vendredi 22 mai sur France Inter, rend un hommage magnifique à Michel Piccoli, l’acteur disparu.
C’était en juillet 2004, au cimetière de Montparnasse, Michel Piccoli lisait les paroles d’une chanson.
Le texte d’une chanson habituellement interprétée par Serge Reggiani, empêché ce jour- là du fait qu’il était lui même étendu dans un cercueil, en ce triste jour ensoleillé de juillet 2004 où Piccoli devant son ami étendu avait décidé de lui rendre hommage en lisant les mots de Claude Lemesle :
Il faut vivre, l’azur au dessus comme un glaive, prêt à trancher le fil qui nous retient debout. Il faut vivre partout, dans la boue et le rêve, en aimant à la fois et le rêve et la boue.
A quoi pensait-il ce jour là Piccoli devant le cercueil de son ami parti ?
On ne sait pas.
Ce qu’on imagine, c’est que les autres dans le cimetière de Montparnasse, devaient penser à François qui survivait à Paul, à Paul qui avait survécu à Vincent. Les autres, voyant François debout, devant Paul, allongé, devaient penser aux dimanches et aux gigots à la con, à cet écrivain qui n’écrit plus rien, à ce boxeur qui ne veut pas boxer, à ces bonnes femmes qui couchent avec n’importe qui et cette colère magnifique, inoubliable, tellement juste et totalement construite d’un acteur espiègle et farceur et moqueur qui, dans sa parfaite panoplie de quadragénaire bourgeois, s’amusait sur les mots de Jean-Loup Dabadie à imiter son metteur en scène.
A quoi pensait-il, Piccoli, devant son pote ce jour-là dans le cimetière de Montparnasse ?
Peut-être simplement à bien respirer, à bien porter la voix comme on lui avait appris au cours Simon et ne pas bafouiller pour que son vieux rital de copain disparu puisse être fier de lui et que la matinée soit belle, bien qu’elle fut mortuaire, et que la représentation soit un succès, bien qu’elle fut gratuite.
Qu’on s’appelle Suzanne, Henri, Serge ou que sais-je
Quidam évanescent, anonyme, paumé
Il faut croire au soleil en adorant la neige
Et chercher le plus-que-parfait du verbe aimer.
La nostalgie a mauvaise presse. On l’accuse de tous les maux. On la dit passéiste, réac, légèrement arriérée. La nostalgie, en gros, est une peau de vache, une salope, une emmerdeuse, toujours prête à se plaindre, à pleurnicher, à pourrir la vie de ceux qui la serrent de trop près.
Mais comment, quand on porte un masque, ne pas avoir envie de s’en griller une dans un bistrot enfumé d’un film de Claude Sautet ?
Comment quand on doit respecter les gestes barrière ne pas avoir envie de prendre Marie Dubois sur son cœur et Antonella Lualdi dans les bras ? Ou le contraire. Boire dans le verre de Montand et donner l’accolade à Reggiani ? Courir à perdre haleine, suer à grosse gouttes, crier à pleins poumons et se postillonner dans la gueule en masquant sa mélancolie ?
Que quelqu’un puisse aller dire à Michel Piccoli, dans la plus stricte intimité sanitaire d’un cimetière déserté d’un mois de mai post-confiné, avec respect, avec pudeur, la reconnaissance, l’admiration, l’amour du public.
S’il faut une prière, pour suggérer que les souvenirs sont supérieurs aux hommes dans leurs capacités à résister au temps puisque les souvenirs de gigots et de dimanches à la con nous enterreront tous, choisissons les mots de Claude Lemesle, poète déguisé en chansonnier, qu’un jour de juillet dans le cimetière de Montparnasse, Michel Piccoli avait prononcés, un jour d’été, où la nostalgie n’était pas chouineuse mais résolue, bravache, vaillante :
Il faut vivre d’amour, d’amitié, de défaites, donner à perte d’âme, éclater de passion, pour que l’on puisse écrire à la fin de la fête « Quelque chose a changé pendant que nous passions »