La seule actualité tangible, si vous prenez la peine de sortir de chez vous, si vous en avez le droit, si vous avez signé votre attestation, la seule véritable nouvelle, celle qu’on ne peut pas contredire, celle qui ne fera pas débat, qui ne fera l’objet d’aucune polémique, c’est que les feuilles tombent. (François Morel, France Inter, vendredi 27 novembre)
Les feuilles tombent…
C’est que les feuilles sont tombées. C’est qu’on est en automne et que bientôt ce sera l’hiver.
Pourquoi les feuilles tombent à l’automne ? Parce qu’elles n’ont rien d’autre à faire, parce qu’elles en ont assez, parce qu’elles ont bien vécu. Elles sont nées au printemps. Elles ont passé un bel été. C’est, pour elles, le moment de lâcher prise.
« Que voulez-vous, se disent-elles mélancoliques et résignées, on a fait notre temps… »
Et puis, elles s’aperçoivent bien qu’elles n’ont plus la même vigueur, la même force, la même santé. Elles ne sont plus les mêmes. Elles n’ont plus la verdeur de leur belle saison. Imperceptiblement, elles ont changé d’aspect, de nature, de couleur. Elles deviennent jaunes, rouges, ocres, oranges, marrons.
« Que voulez-vous, se répètent-elles dans un sourire triste, comme pour se convaincre, se persuader que leur finitude pourrait pour d’autres, être une chance à saisir, place aux jeunes …»
Et elles tombent, subrepticement, incognito, dans le secret de leur peine. Elles tombent, sans un cri, comme elles ont vécu. Sans un mot, sans larme, sans sanglot, sans drame.
Oh, elles ne souffrent même pas. Elles se détachent, naturellement, de la vie. Elles tombent. Comme on tombe de fatigue. Comme on tombe de sommeil. Comme après des années de splendeur on tombe de haut.
Et l’arbre lui reste impassible, impérieux, dans son dépouillement orgueilleux, dans son dénuement dédaigneux. Il sait bien que si les feuilles sont mortes, c’est pour lui, uniquement pour lui, pour que lui, seigneur et maître puisse continuer à dominer, à perdurer, mais, que voulez-vous, c’est leur destin, leur karma. Comme des premiers ministres, les feuilles sont les fusibles de l’hêtre, du marronnier, du châtaignier. Elles sautent en vol dès que la situation devient critique au service de l’arbre intouchable, souverain, présidentiel.
Les feuilles sont des guerriers qui tombent pour la patrie, elles meurent pour que l’arbre demeure, elles périssent pour que l’arbre persiste. Bien sûr, il y aura un long hiver, la froidure, le gel, les atteintes de toutes sortes, mais l’arbre, phénix végétal, sortira de sa torpeur hivernal et bientôt reverdira. Le feuillage des cyprès, les aiguilles des ifs qui n’ont pas le même sens du sacrifice regardent cette immolation avec la plus vive circonspection.
Forcément, ça ne laisse personne indifférent puisque c’est la principale information que l’on peut vérifier si on met le nez dehors, si on en a le droit, si on a signé son attestation.
Les feuilles tombent. Les feuilles sont tombées. C’est vraiment l’automne.
Et en se décomposant, les feuilles participent encore à la survie de l’arbre. Mais cela ne fonctionne que dans les forêts profondes, où le vent ne disperse pas toutes les feuilles tombées …