Anne Rosencher, du journal l’Express, est une journaliste et éditorialiste française qui intervient régulièrement sur France Inter.
Ce vendredi matin 28 novembre, elle nous livre une recette originale qui pourrait nous intéresser en ce moment !
« Alors : le kykeon – ou kukeon – était une boisson très prisée dans la Grèce antique à base d’eau et de gruau d’orge – L’Iliade lui ajoute même une pincée de fromage de chèvre moulu – mais là n’est pas la question. C’est une boisson assez connue des philosophes, car elle donne lieu à une sorte « master class » de l’un des premiers penseurs grecs : Héraclite. Le voici, ce grand philosophe, prié par ses concitoyens de faire une proposition pour ramener la concorde publique. Héraclite monte à la tribune, prend une coupe d’eau froide, y jette de la farine d’orge, remue le mélange avec un brin de menthe, le boit et s’en va. Voilà. 2 500 ans plus tard, cette « leçon silencieuse » du Kykeon – terme qui vient du verbe « mélanger » –, continue d’avoir de multiples interprétations.
Mais selon moi la plus édifiante : c’est qu’en matière de politique, il faut du débat, de l’échange, de l’interaction, de la mixture, sinon la société se divise en strates séparées.« Même le kykeon se désagrège s’il n’est pas agité », disent les disciples d’Héraclite. Autrement dit : quand la politique ne prend pas en charge le dissensus, ne l’organise pas en un débat où les idées circulent librement et sincèrement, alors la société se fracture. Et cela ressemble à ce que nous vivons aujourd’hui.
> Pourtant, on ne peut pas vraiment dire que l’époque manque de débat
Eh bien peut-être que si. Il y a deux façons pour que le débat n’ait pas lieu ou alors en mode dégradé. La première, c’est d’interdire certaines opinions. Ça, c’est la méthode totalitaire, la méthode « URSS » on va dire. Et puis il y a le fait de remplacer le débat par quelque chose qui lui ressemble, mais qui en vérité tient plus de l’invective, des menaces, de l’intimidation, et de l’affrontement entre camps sectaires. Une sorte de ball-trap permanent. Quand, en plus de cela, certains sujets ou thèmes de débat sont retirés du champ politique pour en faire des questions morales où l’émotion et l’indignation règnent en maîtres, eh bien, vous obtenez qu’il est de plus en plus difficile d’avoir une parole franche et sincère, sans craindre la tempête ou l’excommunication.
Bientôt, le débat public sera le domaine réservé des polémistes en mal de buzz, et des prudents qui ne disent pas ce qu’ils pensent, mais ce qu’ils pensent pouvoir dire ou devoir dire – en gros : qui ne disent rien et que plus personne n’écoute. D’ailleurs, de manière générale, les Français se détournent du débat public. Non seulement en ne l’écoutant plus, mais aussi, en renonçant eux même à toute conversation citoyenne. De plus en plus, ils se résignent à une société de messes basses, où l’on ne se parle plus qu’au sein de « safe space » familiaux ou amicaux, c’est-à-dire de bulles sécurisées. Attention : « Même le Kykeon se désagrège quand on ne l’agite pas ». 2500 ans après Héraclite, sa leçon silencieuse vaut toujours.
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