À l’issue de deux mois de confinement, la grande sociologue franco-israélienne, Eva Illouz, dresse pour « l’Obs » un premier bilan, en 7 leçons éclairantes, d’une crise mondiale sans précédent dans l’histoire humaine.
Leçon n°1. Nous vivons à l’ombre d’un État puissant
4,6 milliards d’habitants de la planète ont volontairement renoncé à leur mobilité, leur travail et leur vie sociale, sans grandes et notables protestations. Ces milliards de personnes ont de plein gré abandonné les aspects les plus fondamentaux de leur liberté, alors que nous manquons encore, dans les faits, d’informations-clés (par exemple, combien d’individus sont réellement contaminés et donc quel est le pourcentage réel des décès). Elles ont été confinées à leur domicile (à supposer qu’elles en aient eu un), confirmant l’assertion de Thomas Hobbes selon laquelle la peur de la mort est la passion politique la plus puissante, et que nous serons toujours prêts à sacrifier notre liberté pour notre sécurité. Ce que le confinement de ces milliards de personnes a démontré, c’est l’extraordinaire pouvoir de l’État dans le monde entier et, partout, l’extraordinaire capacité d’obéissance des citoyens à ce dernier.
Comment savons-nous que l’État a été extraordinairement puissant ? Par la facilité avec laquelle il a émis et mis en œuvre des décrets et des décisions parfois absurdes. Israël a interdit à ses citoyens de marcher au-delà de 100 mètres de leur domicile (alors que la France, avec 10 fois plus de personnes contaminées, a autorisé un périmètre de 1 km) ; Modi a confiné plus d’un milliard d’Indiens du jour au lendemain, sans leur laisser le temps de se préparer, précipitant des millions de pauvres sur les routes de l’Inde, où certains ont parfois trouvé la mort. Israël a autorisé les prières publiques mais pas les cours de yoga… Toutes ces aberrations et incohérences prouvent l’énorme pouvoir de l’État et la soumission des citoyens.
Les néolibéraux trompettent depuis 40 ans que l’État est trop fort, inefficace, bouffi, superflu. Mais ils sont nombreux parmi eux à avoir été contraints de faire volte-face, du jour au lendemain. Après des décennies passées à considérer une croissance économique sans fin comme l’incontournable condition des sociétés, la dimension politique et morale des affaires humaines a fait son grand retour au premier plan des préoccupations publiques.
Seulement, la politique qui nous est revenue est d’un genre totalement nouveau : il s’agit d’une politique sur les conditions de vie, qui aura à gérer de plus en plus de catastrophes naturelles – écologiques et biologiques. Le Coronavirus nous offre ainsi un aperçu sur ce que pourrait être une politique dont le but serait de garantir les conditions de vie alors que l’environnement et le climat nous menacent d’effondrement.
Mais – et c’est la leçon n°2 – tous les États n’ont pas exercé leur pouvoir de la même manière
La crise du coronavirus a révélé aux pays et aux nations toutes les forces et les faiblesses de leurs régimes politiques. Israël a prouvé qu’il était ce que nous savions : le pays où les problèmes civils sont traités comme des problèmes de sécurité. Les services secrets ont pu utiliser sans aucune difficulté les technologies du traçage antiterroriste pour suivre les porteurs du virus – ce qui confirme que tous les Israéliens sont placés sous leur contrôle depuis fort longtemps. Les États-Unis ont montré à quel point leur conception de la notion de liberté était extrême : certains États, comme le Kansas, ont ainsi rejeté les décrets de confinement au nom du droit au rassemblement religieux dans les églises (on trouve ici une forte analogie avec l’appel du rabbin Kaniewski à rouvrir les écoles talmudiques en Israël), tandis que d’autres Américains réclamaient bruyamment le droit de faire les magasins. Le libertarianisme cultivé par la droite radicale ces dernières décennies s’oppose radicalement à la gestion d’une crise sanitaire.
Israël a aussi fermé ses frontières alors que le pays ne déplorait pas un seul mort, tandis que la France a laissé sa frontière avec l’Italie ouverte, y compris en pleine hécatombe. Les démocraties illibérales telles qu’Israël, la Pologne, la Turquie et la Hongrie se sont servies de la crise du coronavirus pour faire croire que le Reichstag était en feu et en ont profité pour suspendre les libertés civiles et révoquer le pouvoir du parlement et des tribunaux (Netanyahou a ainsi échappé au procès qui l’attendait le 17 mars). Même une solide démocratie comme les États-Unis flirte aujourd’hui avec l’autoritarisme antidémocratique d’un Trump de plus en plus erratique.
D’autres pays, comme la Suède, la Hollande ou l’Allemagne, ont préféré miser sur la confiance et la responsabilité de leurs citoyens pour prendre soin d’eux-mêmes et des autres ; ils ont ainsi géré la crise en combinant esprit civique et liberté (les résultats de ces politiques ne pourront être évaluées que dans quelques mois).
Car le virus est tout sauf biologique : il est d’abord un événement politique, profondément révélateur des relations entre État et citoyens. La leçon que nous pouvons en tirer pour l’avenir est que seule la combinaison « démocratie forte – Etat providence » pourra s’offrir le luxe de défendre la vie des citoyens en trouvant un équilibre entre leur liberté, leur survie économique et leur santé. Tandis que les démocraties semi-libérales ou illibérales se servent des crises (sanitaires ou autres) pour faire des coups d’Etat et pour piétiner les droits des citoyens.
Leçon n°3. Le néolibéralisme est vraiment nuisible à la santé
Le néolibéralisme n’a cessé d’éroder les ressources publiques et même de piller l’État au profit des riches. Il n’est donc pas surprenant que les dirigeants néolibéraux, dans leur ensemble, aient été les plus lents à réagir à la crise. Trump, Bolsonaro, Duterte, Johnson, les industriels du nord de l’Italie, ont d’abord promu le « darwinisme biologique » (que les forts survivent) qui reflétait leur « darwinisme social » (quiconque peut se battre et lutter ira de l’avant ; celui qui ne le peut pas tombera sur le bas-côté). Mais, comme ils l’ont rapidement découvert, l’État moderne a formé un pacte sanitaire avec ses citoyens : même aux États-Unis – où les soins de santé sont privatisés et difficilement accessibles aux pauvres et à la classe ouvrière –, les citoyens s’attendent à ce que l’État soit responsable de la gestion d’une crise sanitaire. Le néolibéralisme a sapé les conditions de ce pacte.
Les hommes d’affaires qui dirigent de plus en plus souvent la politique pensent et agissent comme des hommes d’affaires : réaliser des investissements dans des secteurs non rentables (comme la prévention des épidémies) est aux antipodes d’un état d’esprit exclusivement tourné vers les bénéfices. Trump a coupé les budgets de l’agence fédérale chargée de la gestion des épidémies (la Fema) et vient, en ce moment-même, de réduire les fonds alloués à la lutte contre la pandémie. Seulement, appréhender le domaine social comme un bilan comptable, dans lequel les bénéfices doivent prévaloir sur les coûts, hystérise les rapports sociaux et déshumanise le pouvoir.
Le néolibéralisme a été très avantageux pour les riches et les politiciens qui les servent, mais il est éminemment dangereux pour le reste d’entre nous parce qu’il détruit la notion même de « bien public » ainsi que le contrat social entre l’État et ses citoyens. Si la gestion de cette crise suit le modèle de 2008 (renflouer les riches) plutôt que celui du New Deal (aider toutes les classes sociales, et en particulier les chômeurs), elle débouchera sur un néo-féodalisme et des troubles sociaux massifs.
Leçon n°4. La confiance est durement ébranlée
La plupart des pays du monde étaient extrêmement mal préparés et ne disposaient pas de l’équipement médical de base pour faire face à cette épidémie. Avant tout parce que la mondialisation et la délocalisation de l’économie ont rendu la plupart des pays dépendants de la Chine quant à leurs équipements médicaux. Mais les dirigeants ont systématiquement sapé la confiance des citoyens, bien au-delà de la question des équipements.
Netanyahou a outrageusement utilisé la crise pour échapper à la loi sans vergogne. Trump a appelé sa base suprémaciste blanche à enfreindre les règles de confinement, dans les Etats démocrates du Minnesota et du Michigan. Le président du Brésil, Jair Bolsonaro, s’est rendu à un rassemblement anti-confinement. Enfin, le ministre israélien de la Santé, Yaakov Litzman, est devenu la risée universelle lorsqu’il a violé les règles fondamentales de distanciation sociale émises par son propre ministère et a prédit avec une assurance désinvolte que le messie nous sauverait des pandémies d’ici le mois d’avril. Le même Litzman est soupçonné de corruption et d’abus de confiance, et menacé d’un procès. Pourtant, Netanyahou lui a confié un autre portefeuille, essentiel pour la reprise économique.
Dans de nombreux pays du monde, une grande partie de la population se sent profondément trahie par ses dirigeants. On peut donc dire que les endroits les plus touchés du globe seront ceux (comme Israël) où la crise sanitaire génère à la fois une crise économique et politique. La question sanitaire sera-t-elle à l’origine d’insurrections citoyennes à travers le monde? L’interrogation demeure, mais il n’est pas certain que la révolte jaillisse là où on l’attend.
Leçon n°5. La maison n’est pas sweet après tout
En temps de guerre, la peur de la mort existe mais nous l’affrontons généralement avec d’autres personnes, nous savons qui est l’ennemi et nous pouvons nous appuyer sur le vaste répertoire symbolique de l’héroïsme pour lutter ou nous cacher. Or, dans le contexte actuel de peur du virus, nous sommes réduits à de très petites unités, et parfois même entièrement isolés du reste du monde, il n’y a aucune action à entreprendre, et nous avons à notre disposition très peu de répertoires symboliques connus dans lesquels puiser. La bombe mortelle peut s’avérer ne pas être celle que l’ennemi projette sur nous, mais ce que nous-mêmes, sans le savoir, portons en nous et propageons à quelqu’un d’autre.
C’est pourquoi nous nous sommes tous confinés dans nos maisons ou à proximité, dans la peur de quelque chose d’invisible qui a suspendu nos relations avec les autres. Mais si nous avons appris quelque chose durant cette période, c’est que la maison ne peut pas réparer l’absence d’un monde partagé. La production et la consommation sont devenues les principaux moyens par lesquels les contemporains créent leur propre sens des valeurs, socialisent et forgent jusqu’à leur vie intime. Le travail est l’endroit où nous exerçons nos compétences, il nous donne un but et un statut. Les loisirs nous procurent des expériences de plaisir, des occasions de jeu et la possibilité de voir et d’être vus par les autres. En confinement, nous avons ainsi appris que la maison n’est supportable que lorsque le monde extérieur y est intégré via la télévision, Internet ou les services de livraison. En dehors de cela, la douceur du foyer devient amère, en particulier pour ceux qui vivent dans des logements exigus conçus pour les classes moyennes et ouvrières des zones urbaines et périurbaines.
Leçon n°6. Dans une telle crise, la valeur du travail et de la production se trouve complètement inversée
Sur les réseaux sociaux, on a vu circuler une blague sur Cristiano Ronaldo, qui gagne des millions de dollars, et les infirmières, qui touchent un salaire de misère. La blague incitait les soignantes à demander secours et aide financière au joueur de football. La plaisanterie a souligné l’inversion de la valeur et du prestige dont nous sommes témoins. Nous devons en effet notre survie aux femmes et aux hommes qui travaillent dans les supermarchés, dans les hôpitaux, aux gens qui nettoient les rues, aux livreurs qui nous apportent de la nourriture à domicile, aux agents qui entretiennent le réseau d’électricité ; ce sont ces personnes qui sont devenues essentielles à notre existence. Les célébrités ou les financiers sont apparus dans toute la splendeur de la vacuité de leur travail, tandis que ceux qui occupent les activités habituellement invisibles et dévalorisées se sont révélés être nos piliers. S’il y a une leçon à retenir ici, c’est que notre monde « normal » fonctionne avec une échelle de valeurs fausse et inversée. Puisque les personnes qui nous ont protégés et qui ont contribué à maintenir l’ordre social se trouvent en bas de l’échelle, alors que celles qui se situent au sommet ont été, dans l’ensemble, entièrement inutiles.
Leçon n°7. La relation entre laïques et religieux ne sera plus jamais la même
Tant dans leurs réactions à la crise que dans les façons de la gérer, les divergences entre religieux et laïques ont été exacerbées comme rarement. Les évangéliques aux États-Unis et les ultra-orthodoxes en Israël n’ont pas grand respect pour la science, ils mènent une existence insulaire et n’écoutent que les recommandations de leurs prêtres et de leurs rabbins. Les laïques, pour leur part, se sont comportés avec un sens exemplaire des responsabilités collectives : les jeunes ont suivi les injonctions du ministère de la Santé et ont fait d’énormes sacrifices en termes de liberté et de survie économique, afin de protéger les plus âgés.
Dans le contexte d’Israël, il y a toujours eu une sorte de suffisance envers le soit disant « panier vide » des laïques (cette idée, en hébreu, selon laquelle seuls les religieux auraient accès à un monde riche de symboles). En tout état de cause, nous avons fait là l’expérience concrète de l’extraordinaire sens civique de la population laïque, grâce à la discipline dont ces citoyens ont fait preuve et aux réseaux de bénévoles qu’ils ont mis en place. Cela doit rester un jalon dans la conscience et l’identité des laïques. Leur comportement pendant la crise démontre que la religion ne peut plus revendiquer de supériorité morale.
De nombreux dirigeants, à travers le monde, ne devraient pas dormir trop profondément. Au cours de l’histoire, des révoltes et des révolutions se sont produites pour beaucoup moins.
(1) « Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres », Alexis de Tocqueville, « De la démocratie en Amérique ».
Eva Illouz, bio express
Sociologue franco-israélienne, Eva Illouz est une figure majeure de la pensée mondiale. Directrice d’études à l’EHESS et professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, elle étudie le développement du capitalisme sous l’angle des subjectivités. Elle a récemment publié « Happycratie » (2018), « les Marchandises émotionnelles » (Premier Parallèle, 2019) et, le 6 février 2020, « la Fin de l’amour », aux éditions du Seuil.
L’Obs – Lundi 11 mai 2020